Article qui date de l’an 2000
Comment expliquer la dégénérescence de la révolution russe ?
Les apologues du capitalisme ne se lassent pas d’interpréter l’effondrement de l’Union Soviétique comme la preuve tangible de l’impossibilité historique du communisme.
La greffe n’a pas pris : les lois éternelles de l’Histoire auront rejeté cet élément étranger dans le royaume désormais bien gardé des dangereuses utopies. En ce qui concerne les causes de cet effondrement, les idées suivantes reviennent fréquemment. Premièrement, la substitution de la propriété d’Etat à la propriété privée et la planification de l’économie auraient supprimé ce ressort dynamique de toute économie : la libre entreprise et l’initiative de l’investisseur. Deuxièmement, cette contradiction se serait exprimée par l’étouffement de la démocratie politique sous le poids d’un parti unique.
Le bilan de deux décennies de pouvoir soviétique que Léon Trotsky dresse, en 1936, dans La Révolution Trahie, est sans doute aujourd’hui encore la meilleure réfutation de ce type d’analyse, en même temps qu’une contribution théorique fondamentale au mouvement socialiste. A ce titre, tous les militants de gauche gagneront, dans leur lutte, à la connaître.
Trotsky reconnaissait dans la planification et la centralisation de l’économie soviĂ©tique l’acquis social fondamental de la rĂ©volution d’octobre 1917. Il constitue en effet la condition première du passage au socialisme. En libĂ©rant l’appareil productif de l’entrave de son appropriation privĂ©e, la rĂ©volution d’octobre a mis l’Union SoviĂ©tique sur les rails d’un très rapide dĂ©veloppement Ă©conomique, la menant, en 30 ans, des profondeurs d’une Ă©conomie semi-fĂ©odale au rang de deuxième puissance mondiale. Lorsqu’on compare ces rĂ©sultats aux pĂ©riodes de faible croissance, de stagnation larvĂ©e et de crises qui caractĂ©risent le mouvement de l’économie capitaliste, il n’est pas sĂ©rieux de continuer Ă prĂ©tendre que l’économie soviĂ©tique a souffert de ne pas s’être basĂ©e sur la “dynamique de l’investissement privĂ©”.
Ceci étant fermement établi, Trotsky rappelle que la transition au socialisme n’est pas pour autant automatique, et nécessite un certain contexte économique et politique. Or, quel était celui de l’Union Soviétique, au lendemain de la révolution d’Octobre ? C’était un pays économiquement très arriéré, dont une paysannerie largement illettrée constituait la grande majorité de sa population, et qui, saigné à blanc par la première guerre mondiale, allait connaître trois ans de guerre civile. Les dirigeants de la révolution d’octobre (parmi lesquels Trotsky lui-même) n’ignoraient évidemment pas ces données défavorables ; aussi considéraient-ils que seule l’extension de la révolution socialiste aux pays industrialisés permettrait de sortir l’Union Soviétique de l’impasse de son isolement. Or, les révolutions qui se sont déroulées ailleurs en Europe ne se sont pas soldées par des victoires, notamment en raison de l’inexpérience des partis révolutionnaires ou même de leur inexistence.
C’est dans ce contexte d’isolement et de dĂ©vastation Ă©conomique que s’est dĂ©veloppĂ©e, dès le dĂ©but des annĂ©es 20, la puissante contre-rĂ©volution politique connue sous le nom de stalinisme. Au terme d’une lutte âpre et sanglante avec l’Opposition de gauche dirigĂ©e par Trotsky, les appareils de l’État, des syndicats et du Parti Communiste ont Ă©tĂ© confisquĂ©s par une minoritĂ© de bureaucrates dont la position dominante leur permettait de s’attribuer un niveau de revenu qui les Ă©levait au dessus des conditions de vie matĂ©rielles d’une classe ouvrière progressivement dĂ©possĂ©dĂ©e de ses droits dĂ©mocratiques. Trotsky rĂ©sume ainsi l’ensemble du processus : “Si la tentative du dĂ©but – crĂ©er un État dĂ©barrassĂ© du bureaucratisme – s’est avant tout heurtĂ©e Ă l’inexpĂ©rience des masses en matière d’auto-administration, au manque de travailleurs qualifiĂ©s dĂ©vouĂ©s Ă la cause du socialisme, etc., d’autres difficultĂ©s n’allaient pas tarder Ă se faire sentir. La rĂ©duction de l’État Ă des fonctions “de recensement et de contrĂ´le”, les fonctions de coercition s’amoindrissant sans cesse, comme l’exige le programme, supposaient un certain bien-ĂŞtre. Cette condition nĂ©cessaire faisait dĂ©faut. Le secours de l’Occident n’arrivait pas. Le pouvoir des soviets dĂ©mocratiques se rĂ©vĂ©laient gĂŞnants et mĂŞme intolĂ©rables quand il s’agissait de favoriser les groupes privilĂ©giĂ©s les plus indispensables Ă la dĂ©fense, Ă l’industrie, Ă la technique, Ă la science. Une puissante caste de spĂ©cialistes de la rĂ©partition se forma et se fortifia grâce Ă l’opĂ©ration nullement socialiste de prendre Ă dix personnes pour donner Ă une seule.” Au cours de son ascension, cette “caste” bureaucratique n’a pas hĂ©sitĂ© Ă recourir Ă l’assassinat de ses opposants par milliers.
La RĂ©volution Trahie dessine enfin des perspectives historiques. Trotsky prĂ©voyait que si la bureaucratie parvenait Ă maintenir sa domination, envers et contre la classe ouvrière russe et internationale, l’Union SoviĂ©tique finirait par ĂŞtre balayĂ©e par une contre-rĂ©volution capitaliste guidĂ©e par la bureaucratie elle-mĂŞme, soucieuse de renforcer ses privilèges, et serait alors entraĂ®nĂ©e dans la spirale infernale d’une profonde rĂ©gression Ă©conomique et culturelle. On sait que ces dix dernières annĂ©es ont cruellement confirmĂ© cette hypothèse. Mais Trotsky envisageait aussi la possibilitĂ© que la classe ouvrière russe, sous l’impact, par exemple, d’une rĂ©volution en Europe, s’engage dans une lutte contre la bureaucratie stalinienne pour lui substituer les vĂ©ritables conditions dĂ©mocratiques de l’édification du socialisme. Voici l’esquisse de programme que Trotsky propose pour cette rĂ©volution politique, et qui fait, au passage, la lumière sur la nullitĂ© de l’accusation devenue classique selon laquelle le programme communiste serait essentiellement anti-dĂ©mocratique : “Il ne s’agit pas de remplacer une coterie dirigeante par une autre, mais de changer les mĂ©thodes mĂŞme de la direction Ă©conomique et culturelle. L’arbitraire bureaucratique devra cĂ©der la place Ă la dĂ©mocratie soviĂ©tique ; le rĂ©tablissement du droit de critique et d’une libertĂ© Ă©lectorale vĂ©ritable seront les conditions nĂ©cessaires du dĂ©veloppement du pays. Le rĂ©tablissement de la libertĂ© des Partis soviĂ©tiques, Ă commencer par le parti bolchevique, et la renaissance des syndicats y sont impliquĂ©s. La dĂ©mocratie entraĂ®nera dans l’économie la rĂ©vision radicale des plans dans l’intĂ©rĂŞt des travailleurs. La libre discussion des questions Ă©conomiques diminuera les frais gĂ©nĂ©raux imposĂ©s par les erreurs et les zigzags de la bureaucratie. Les entreprises somptuaires, Palais des Soviets, théâtres nouveaux, mĂ©tros construits pour l’épate, feront place Ă des habitations ouvrières. […] La jeunesse pourra librement respirer, critiquer, se tromper et mĂ»rir. La science et l’art secoueront leurs chaĂ®nes. La politique Ă©trangère renouera avec la tradition de l’internationalisme rĂ©volutionnaire”.


